Instants cléments

... pendant le coup de téléphone avec mon éditeur, tout à l'heure, vers 9 heures, il m'avait bien semblé percevoir une odeur d'eau, d'herbe mouillée, un léger parfum végétal... Après avoir raccroché, coup d'oeil sur l'écran de Myrrhus II :

Le Lotus arpentait, et arpente encore la première ligne de cette étrange page, au loin. De long en large, de large en long...
Je capte. Un peu d'électricité dans l'air. Quelques minuscules éclairs même, je crois. J'entends la voix du Padischa, le double murmure des jumelles, le grincement de dents des guetteurs, le sifflement de la Dame Noire...
... et toujours pas le moindre signe du Rêveur... Une certaine nervosité, oui.

...

... plus personne ! Juste le filin, et quelques mots en plus. Flottants...


!

... muscles noués, doigts gourds, souffle court, le Rêveur posa le pied sur la jambe d'un "n", la main sur la tête d'un "e"...
à 15h51, derrière le verre de l'écran, j'entendis un "han" d'effort... Rétablissement.

...

... Myrrhus II allumé ce matin vers 8 heures. Je constate que le temps n'a pas bougé d'un ciel, que le Rêveur n'a pas bougé d'un cil... Immobile au bout de son fil.
Attente. Depuis hier, je cherche où j'ai déjà lu ces mots :

"Un merle mandarin me répond. Très posément. Très poliment. Et je comprends le merle mandarin. Parfaitement. Un merle mandarin sur le doigt d’un homme en robe soyeuse couleur merle amoureux avec gilet et jabot couleur de piment rouge. L’homme est muet. Mais le merle parle pour lui dans un limpide et pur Français. Il dit :

" Nous sommes, cher et respecté Etranger, sur L’île Empourprée, à l’est des sept îles d’Ylong, dans les eaux Tonkinoises. ".

Je cherche... Je fouille dans ma mémoire...

...

... et des méandres de mots. Sur l'écran. Je vois. Me rappellent quelquechose. Vaguement. Echos dans ma mémoire. Je cherche. Le Rêveur continue sa descente...

...

… " Réveillez l'Endormi… Réveillez ce rêveur … mais réveillez-le à demi seulement…
Lui seul peut parcourtir les rêves et en revenir indemne...
Nous, les Eveillés, Veilleurs aux yeux rougis, le moindre contact direct avec les rêves nous serait fatal.

Qu’il aille. Qu’il descende sur ce sol suintant l’encre...
Qu’il déchiffre, et nous en fasse le compte rendu précis… "

...

... j'avoue les avoir espionnés, les Veilleurs, pendant leurs messes basses nocturnes.
Je faisais mine de souligner quelques passages sur mon livre, dos tourné à Myrrhus II.
Conciliabules entre la Dame noire, le Padischah, les guetteurs, les princesses jumelles. Je glanais des bribes de phrases qu'étrangement je comprenais. " Lui seul peut descendre... Lui seul sait rêver... Il est le seul à parcourtir les rêves et en revenir indemne... "

Vers minuit, j'entendis : "Réveillez l'Endormi ! " ... et ...

... Oubli hier soir d'éteindre Myrrhus II. Nuit fièvreuse encore...
Ce matin, l'écran en veille. Un clic sur le clavier. Apparition de cette image :

Le Lotus figé au dessus d'une toundra, ou d'une mer, ou d'un désert, ou peut-être d'une gigantesque page jonchée de caractères typographiques, méandreux à donner la nausée... Clignements d'yeux. Je suis les lettres de la pointe de mon crayon. Je tente de décrypter. Je note sur un papier :

"Ce sont les trilles d’un oiseau qui m’ont sorti de mon abîme de sommeil. La jonque racle du roc. Je m’étire. Je sors. Pont. Poignard du soleil dans l’œil. Point noir. Le Capitaine Tuan me signifie que quelqu’un sur le quai cherche à me rencontrer.

" Me rencontrer ? Quelqu’un ? Ici ? En mer de Chine ? Et d’abord, où sommes-nous ? Sur quelle côte ? Sur quelle île ? "

... ... ...

Je relis ces quelques lignes. Et vertige. Et tournis. Car ce sont, là, sur l'écran et sur mon papier, les derniers mots d'un texte, sorte de roman-labyrinthe laissé en points de suspension, en silence, ou en jachère depuis presque deux années.
Myrrhus m'aurait-il attiré, là, pour que je reprenne la main ?

... Blanc. Sur les toits, sur les jardins. Il a floconné à gros cotons toute la nuit. Sans doute à cause de la fièvre qui m'assomme depuis quelques jours, sans doute à cause de la neige qui feutre tout, je n' ai pas entendu le moindre bruit pendant que les veilleurs du Lotus hissaient le Naufragé à leur bord, cette nuit...

Pantelant, en travers d'un pétale, son bras pend, oscille à chaque turbulence...

... après quelques jours, après quelques nuits de veille et d'écran blanc, Myrrhus II a émis ce matin quelques cliquetis. Et puis...


...